Publications > Editions EMS > Les corridors de transport > Frets aériens et corridors humanitaires : retours d’expérience suite au tremblement de terre à Haïti



Les éditions EMSPar Alain Grall  
Consultant-Formateur
Syskalys


Biographies

Alain GrallDepuis 5 ans, Alain Grall est consultant-formateur en problématique d’approvisionnement, notamment dans des contextes de crises. Ayant occupé le poste de Coordinateur des transports pour Médecins Sans Frontières durant une douzaine d’années, ses différentes missions l’ont amené à travailler sur des réponses complexes, notamment humanitaires, dans plusieurs « points chauds » de la planète, notamment sur le continent africain, en Asie centrale, et au Moyen-Orient.

Titulaire d’un DESS en Activité littorale et transports maritimes de l’Université de Nantes, Alain Grall a débuté sa carrière dans les métiers du transport international en se spécialisant plus particulièrement dans le transport aérien (Directeur cargo de l’aéroport de Brest 1989 à 1994, montage d’un département « air ops » à MSF Logistique) et les problématiques douanières dans les pays en voie de développement. Depuis, il a diversifié son expertise sur les problématiques liées à la gestion des produits dangereux (Edition d’un guide en 6 tomes, d’aide à la gestion de ce type de produit pour le compte de MSF Belgique), l’approvisionnement de produits pharmaceutiques sous chaîne de froid, la gestion des déchets dans les pays du Sud.

Ses dernières missions de terrain l’ont amené à travailler sur les corridors de transport, non seulement dans la zone Caraïbes, mais aussi en Afrique de l’Ouest, en Afrique Centrale et autour de l’Afghanistan. Alain Grall a participé à l’organisation de plusieurs ponts et corridors aériens dans des contextes d’urgence comme au Soudan (2004), au Niger et en Indonésie (2005). Auteur de plusieurs audits de systèmes de dédouanement en Afrique et en Asie, Alain Grall fait partager son expérience en intervenant dans plusieurs écoles de formation intéressées par la logistique d’urgence.

Ces dernières années, Alain Grall a collaboré avec les Nations-Unies (Programme Alimentaire Mondial et UNICEF) pour évaluer les capacités logistiques nationales de plusieurs pays et proposer des stratégies d’approvisionnement. Des études de faisabilité sur les infrastructures de transport, les opportunités d’achat et la gestion des réseaux d’énergie et de télécommunication ont permis d’améliorer les réponses aux urgences (notamment en Guinée, Ethiopie ou encore Kenya). Les expertises d’Alain Grall ont finalement abouti à la proposition de positionnement de stocks de matériel de sanitation sur une zone couvrant 24 pays africains.




Introduction

Les corridors de transportPour pouvoir atteindre les populations en danger, en particulier dans des contextes d’urgence, les Organisations de Solidarité Internationale (OSI) sont amenées à utiliser dans un premier temps, tous les moyens aériens disponibles pour acheminer l’aide humanitaire. L’exemple de la situation en Haïti suite au séisme du 12 Janvier 2010, est assez illustratif des problèmes d’accès à ces populations en danger.

Equivalente en taille à la Belgique, l’île d’Hispaniola, qui fait partie des îles de l’arc caribéens, est constituée de deux pays : La République dominicaine à l’Est, et Haïti à l’Ouest. Haïti ne représente que 30% de la superficie de l’île. Les zones montagneuses couvrent 80% de son territoire (jusqu’à 2600 m d’altitude).

Ces deux pays ont un niveau de développement très différent ; à l’Est, la République Dominicaine dispose d’infrastructures comparables à celles de la Tunisie : les axes routiers sont bitumés, 5 aéroports internationaux (dont deux à l’Est et au Nord de la Capitale) desservent le pays, qui vit surtout du tourisme. Le pays est relativement vert.

De son côté, le voisin haïtien vit sous perfusion humanitaire depuis plus de vingt ans, et a vu passer bon nombre de cyclones (en 2004, et surtout en 2008, une série de cyclones a gravement endommagé la ville des Gonaïves, dont le centre s’est retrouvé sous les eaux), qui à chaque fois ont enfoncé un peu plus la population dans la pauvreté. Haïti a été la première colonie française à déclarer son indépendance en 1804. Les différents régimes politiques n’ont jamais pu stabiliser la situation et depuis 2004, la violence est omniprésente, notamment à Port-au-Prince, la capitale, en particulier dans le quartier de Cité Soleil, à l’Ouest de la ville, où sévissent plusieurs bandes rivales. La MINUSTAH, la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti, est présente depuis 2007. Malgré cette situation, les ONG humanitaires essaient de maintenir des structures de santé accessibles aux populations civiles. Parmi elles, MSF concentre surtout ses activités sur la chirurgie (notamment les blessures par balles) et l’obstétrique, en ouvrant en 2006 un hôpital dimensionné pour prendre en charge 300 naissances par mois. En réalité, avant le séisme de janvier 2010, MSF prenait en charge 1300 naissances par mois… Par ailleurs, 11 000 personnes étaient aidées sur le plan orthopédique. Enfin, deux cliniques mobiles circulaient dans les quartiers les plus défavorisés de la ville de Port-au-Prince64, pour lutter contre le SIDA et pour pouvoir lutter contre les pathologies les plus courantes : maladies respiratoires, diarrhées etc…

Le 12 Janvier 2010, un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter secoue gravement la région métropolitaine de Port-au-Prince, détruisant 80% des écoles. 80% des habitations sont endommagées. La coopération américaine évalue le nombre de blessés à 300 000, et des dizaines de milliers de personnes se retrouvent sans abris. Lorsque la secousse a lieu, il est 17h00 locale, et à cette heure-là, les familles sont « éclatées » ; l’un des deux parents est au travail, les enfants sont à l’école. Ceux qui ont de la famille ailleurs que dans la capitale partent à pied dans le reste du pays. Pour ceux qui restent, les habitants dorment dans la rue sous des abris de fortune occupant le moindre carré d’herbe disponible, ou montant des tentes dans les rues de peur de revenir dormir dans leurs maisons endommagées. Les administrations sont à terre : du Ministère de la Justice ne reste que le fronton du bâtiment ; des papiers administratifs volent partout. Il n’y a plus de douanes. L’hôtel qui hébergeait les Nations-Unies s’est effondré sur lui-même, tuant la plupart des personnels de l’organisation. Le palais présidentiel est partiellement effondré.

Le soir de la secousse, beaucoup d’haïtiens se dirigent vers les structures de santé qui sont restées debout : à l’hôpital de Choscal65, disposant de deux blocs opératoires, sur 400 personnes attendant d’être opérées le soir du 12 Janvier, seules 50 ont pu être sauvées par MSF Belgique, dont les chirurgiens opéraient à la lumière des phares des voitures.


Port-au-Prince est totalement paralysée. Le port et l’aéroport sont hors service durant la première semaine

La plupart des organisations humanitaires avait déjà prévu le risque d’une catastrophe naturelle, mais de nature différente, puisqu’il s’agissait de cyclones. Personne ne se doutait que le risque tremblement de terre était aussi important, même si l’on sait, depuis, qu’une faille tectonique passe juste dans la partie sud de la capitale, ce qui explique le grand nombre de destructions dans les secteurs de Carrefour et Leogâne.

La capitale elle-même est inégalement détruite : Port-au-Prince est une ville très accidentée ; plus l’on progresse sur les hauteurs, plus les quartiers sont riches. Ce sont les quartiers construits sur des sols meubles qui ont le plus souffert, ainsi que ceux construits « à la va-vite » à flanc de colline comme dans le secteur de Canapé-Vert. Le centre-ville semble par endroit avoir été bombardé.

Dès lors, il est très difficile de circuler à l’intérieur de la capitale ; plus les quartiers sont endommagés, moins il est possible de les atteindre en voiture ou véhicule tout-terrain ; les routes sont le plus souvent barrées par des gravats, ou par des tentes car les habitants dorment dehors.

Ville de Port-au-Prince

Des hauteurs de la ville vers l’aéroport international au Nord, ou le port, le temps de trajet peut durer jusqu’à 3 ou 4 heures (1 heure avant le séïsme). Le seul quai pouvant recevoir des conteneurs s’est effondré, rendant le port de Port-au-Prince inutilisable. Le terminal passagers de l’aéroport a subi des dommages importants. Il n’y a plus d’eau, plus d’électricité, très peu de carburant, et les systèmes de télécommunications ne fonctionnent plus. Les connexions aériennes avec les Etats-Unis, le Canada et les Antilles françaises sont suspendues. Heureusement, la piste de 3040 m n’a pas été endommagée.

Washington décide d’envoyer 16 000 GI’s pour rendre l’aéroport et le port opérationnels.66 Ils positionnent dans un premier temps une barge pouvant servir de quai flottant et ainsi débarquer les conteneurs. L’aéroport n’est rouvert au trafic commercial que le 12 février 2010.

Port-au-Prince reste accessible par voie routière au départ de Saint-Domingue. La capitale haïtienne est à 45 mn de route de la frontière (point de passage Jimani – Malpasse), avec une distance de 65 km. Les derniers kilomètres avant le passage frontière côté haïtien sont difficiles : la route devient piste caillouteuse, qui borde un lac, celui-ci déborde sur la piste durant la saison des pluies. Le point de passage de Malpasse est coincé entre la montagne et le lac ; il est constamment encombré de camions dont les roues s’enfoncent parfois jusqu’à l’essieu, du fait de la proximité de l’eau du lac. Jusqu’aux environs du 10 février, il n’y a aucun contrôle douanier côté haïtien, tant sur les personnes que sur les marchandises.

Passage frontière de Malpasse


Les ONG face à l’urgence

Si la prise en mains de la gestion aéroportuaire fût rapide, la gestion des flux aériens par les militaires américains s’est révélée catastrophique pour les organisations non gouvernementales.
En effet, dans de telles situations, les acteurs de l’aide se précipitent au même moment sur le même aéroport, d’autant plus s’il n’y a pas d’alternative dans le pays touché par la catastrophe. Il s’en suit systématiquement les mêmes effets d’encombrement, à savoir : manque de place au sol pour accueillir l’arrivée soudaine de l’aide humanitaire (gouvernementale ou pas), pénurie de main-d’oeuvre pour organiser l’assistance cargo des avions (en particulier gros porteurs), incapacité à fournir du carburant à chaque mouvement d’avion – pas assez de camions citernes) — et surtout encombrement dans le ciel au-dessus de l’aéroport de Port-au-Prince, en raison d’une augmentation soudaine des mouvements d’aéronefs.

Cette situation a obligé les autorités américaines à établir des priorités d’utilisation de l’aéroport de Port-au-Prince, priorités qui malheureusement n’ont pas favorisé les vols affrétés par les organisations non gouvernementales. Tous les mouvements d’aéronefs générés par l’armée américaine d’une part, par les Nations-Unies d’autre part, et enfin, par les gouvernements désireux d’envoyer de l’aide humanitaire, ont été prioritaires à ceux générés par les ONG.

Un certain nombre de vols affrétés par ces ONG, se sont trouvés dans l’impossibilité d’atterrir à l’aéroport de Port-au-Prince, et ont dû se dérouter, au mieux vers l’un des aéroports internationaux de St Domingue, au pire, vers des îles voisines comme Porto-Rico ou encore la Guadeloupe. Par exemple, un hôpital gonflable d’une capacité de 400 lits, embarqué dans un Iliouchine 76 au départ de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac en France, a mis plus de 5 jours à être acheminé vers le centre de Port-au-Prince. L’appareil a dû faire escale dans un premier temps à Gander, l’aéroport de Terre-Neuve, et attendre l’obtention de son plan de vol pour atterrir à Port-au-Prince. Arrivé au-dessus de la capitale haïtienne, les aiguilleurs américains ont demandé au commandant de bord de se dérouter sur l’aéroport de St Domingue, ayant trop de mouvements avions à gérer ce jour-là.

Dès lors, on comprend mieux pourquoi les ONG humanitaires ont parfois toutes les peines du monde à organiser une réponse efficace à ce type de catastrophe ; arrivé à St Domingue, il a fallu trouver la société d’assistance pour débarquer le fret, identifier un transitaire pour organiser le transit douanier vers Haïti, et évidemment affréter des camions avec chauffeurs dominicains acceptant d’aller livrer l’hôpital dans le centre de Port-au-Prince. L’hôpital gonflable de MSF, installé sur un terrain de football, dans le quartier Delmas de Port-au-Prince, n’a pu être rendu opérationnel que 10 jours après son départ de France. De très nombreuses autres organisations ont été confrontées à ce type de situation.


La réponse des organisations humanitaires : mise en place « d’un corridor aérien »

Dès lors il fallait trouver une solution alternative à l’utilisation de l’aéroport de Port-au-Prince, notamment par la création de bases-arrières à St Domingue. Les vols commerciaux directs sur Port-au-Prince ayant été interrompus, et les vols cargos affrétés étant la plupart du temps déroutés, un certain nombre d’ONG ont très rapidement décidé d’ouvrir un bureau dans le pays voisin, en République Dominicaine. Il fallait en effet totalement repenser le système d’approvisionnement, et baser ce dernier sur les capacités d’emport des vols réguliers touchant Saint-Domingue, en organisant le mieux possible les post-acheminements routiers des marchandises vers Haïti.

Le système reposait sur l’utilisation de toutes les capacités offertes par les lignes régulières décollant d’Europe vers St Domingue, quelle que soit la compagnie concernée ; ainsi, Corsair, Iberia, Air France, American Airlines, Lufthansa, KLM, Martinair, et bien d’autres compagnies ont vu leurs soutes se remplir de fret humanitaire67. Par ailleurs, les vols cargos affrétés furent routés systématiquement vers St Domingue, dont l’aéroport68 offrait des services d’assistance plus fiables que ceux de Port-au-Prince. Mais, très vite, les aéroports dominicains se sont trouvés aussi saturés de fret humanitaire. Le but était, en créant des bureaux côté dominicain, de contrôler et de suivre, pour les organisations d’aide humanitaire, le post-acheminement vers Haïti.

Les autorités dominicaines deviennent à leur tour débordées. En effet, si, dans le premier mois suivant le séisme, aucun douanier haïtien n’était présent pour contrôler l’entrée des marchandises humanitaires dans le pays, les autorités dominicaines ont dû faire face : pour parcourir les 350 km entre Santo Domingo et le poste frontière de Jimani pour se rendre en Haïti, il est impératif d’émettre un titre de transit, appelé localement « visado » ; ce titre émis à l’aéroport de St Domingue, remis au chauffeur du camion, doit être apuré au poste de sortie de Jimani, côté dominicain.

La quantité de fret humanitaire arrivant par avion sur l’aéroport de St Domingue, était telle, que les douaniers dominicains furent vite débordés et un certain nombre de camions ont roulé avec un simple papier signé par le chauffeur, servant à la fois de contrat de transport69, de liste de colisage70 et de titre de transit. Fin Janvier, très peu de preuve de transit ne pouvait être apurée, faute de temps. Par ailleurs, le repérage des frets humanitaires dans les installations fret de l’aéroport pouvait prendre plusieurs heures, à cause de l’encombrement, et de l’accès restreint en zone réservée, les personnels des ONG devant attendre le bon vouloir des sociétés d’assistance, qui elles aussi étaient débordées.

Il n’était pas rare, par ailleurs que des camions dominicains soient affrétés en pleine nuit, l’offre de transport étant insuffisante par rapport aux demandes de transit. Le chargement des camions (en principe sous douane) se faisait dans l’urgence, en utilisant le titre de transports aériens précédents (les LTA), dont le contenu ne correspondait pas toujours à la réalité. Malgré tout, la majorité des camions étaient scellés par les douaniers dominicains.

L’encombrement était tout aussi impressionnant au point frontière Jimani/ Malpasse compte tenu de la confusion liée au nombre de camions, et à l’absence d’autorités côté haïtien, dans la quinzaine de jours suivant le séïsme. Dès lors, il s’agissait pour les ONG d’archiver autant que faire se peut, tous les documents liés à l’arrivée de chaque camion de St Domingue (Waybill, LTA, Packing list, factures…) afin de pouvoir prouver l’entrée « légale » de fret humanitaire en Haïti, malgré l’absence de douaniers et donc de déclarations d’importation officielles des autorités haïtiennes. Les camions en provenance de St Domingue arrivaient plombés ; en l’absence de douane, ce sont les ONG destinataires qui sectionnaient les scellés (ce qui est parfaitement interdit sans le feu vert de l’administration des douanes).


Les capacités d’entreposage le long des corridors et la réception de fret humanitaire à Port-au-Prince

Savoir importer dans des situations d’urgence ne constitue qu’une partie de la réponse car il faut aussi, et très rapidement, prévoir des capacités d’entreposage. MSF par exemple, devait très rapidement trouver une structure saine (très peu altérée par les secousses du séisme), suffisamment importante en termes de capacité, pour recevoir les frets aériens réacheminés par la route vers Haïti.71 Dans certains cas, les ONG importent aussi des tentes qui servent d’entrepôt, mais qui de par leur structure, se trouvent moins facilement sécurisables que des installations en « dur ». Une autre solution consiste à acheter des conteneurs dernier voyage et les positionner dans un périmètre sécurisé : encore faut-il les trouver (aucune disponibilité les premières semaines après le séisme) et disposer d’engins de levage pour les positionner : dans le contexte présent, non seulement les engins de levage étaient quasi-inexistants, mais quand ils étaient identifiés, ils étaient affectés au déblaiement des bâtiments effondrés. L’utilisation de stockage à Port-au-Prince était indispensable, de manière à pouvoir répartir de manière efficace les différents produits sur les différents sites du pays sur lesquels travaillaient les ONG (MSF : pas moins d’une douzaine de sites dans la région de Port-au-Prince).

Enfin, la gestion de la manutention est devenue un véritable casse-tête dans la mesure où les palettes bois américaines sont plus larges que les palettes européennes : il fallait donc utiliser deux types de transpalettes pour pouvoir gérer les différents stocks, sachant que les modèles européens devaient être amenés dans les avions cargos affrétés par les organisations humanitaires.

La maitrise des flux de transport était rendue périlleuse par l’absence d’électricité et donc de télécommunications durant les 2 semaines suivant le tremblement de terre. Les frets arrivaient sans aucun préavis, faute de pouvoir utiliser internet, ou les téléphones portables, dont les réseaux étaient endommagés. Seules quelques informations parvenaient aux destinataires via quelques rares télécommunications par satellite. Afin de réguler les engorgements à destination, les équipes des bases arrière de St Domingue furent renforcées, et des entrepôts ont été utilisés en République dominicaine. Compte tenu du nombre d’acteurs humanitaires et du flux de l’aide, tout espace disponible utilisable pour du stockage, proche de l’aéroport Las Americas, ou proche du port de Caucedo a été utilisé, jusqu’à la réquisition d’écoles. En principe, les frets en transit devaient être positionnés dans des entrepôts sous douane agréés par les douanes dominicaines. Ces dernières ont dû se montrer moins regardantes, vu le contexte d’urgence.72

Une autre alternative au transit via St Domingue consistait à affréter des petits avions cargos. Compte tenu de l’emprise des activités des militaires américaines sur l’aéroport Port-au-Prince, très peu de vols gros porteurs cargos (de capacité de 35 à 100 T) ne pouvaient être traités à la réception, et notamment dans la gestion des ULD (palettes aériennes). Une des solutions adoptées par certaines ONG et par certaines agences des Nations Unies a été d’affréter de petits avions cargos de type Antonov 24, Antonov 12, ATR 72, de capacités d’emport de 15 à 20 T, en configuration « vrac » et pouvant être déchargés rapidement sitôt après leur atterrissage à PAP et mobilisant moins de personnels de manutention au déchargement. Panama s’est révélé être une autre base arrière très intéressante, d’autant plus que Panama dispose d’une zone franche. Malheureusement ce corridor a été sous-utilisé par les acteurs de l’humanitaire, ces derniers n’ayant pas pré-positionné suffisamment de stocks d’urgence à Panama.


La gestion des personnels des ONG

Dans ce type de catastrophe, la gestion des mouvements de personnels des ONG est un facteur clef de la mise en place de programmes d’aide humanitaire d’urgence. La réponse transports des personnels humanitaires s’articule le plus souvent autour de moyens aériens, afin d’amener ces personnels le plus rapidement possible sur les lieux proches de l’urgence concernée. Pour cela, les organisations s’appuient d’abord sur les vols commerciaux, mais bien souvent ce n’est pas suffisant, car, notamment lors de catastrophes naturelles, les vols réguliers sont interrompus pour des questions de sécurité. Dès lors, les organisations mettent en place des aéronefs qui, lorsqu’elles en ont les moyens financiers, amènent leurs personnels sur les lieux d’intervention.

Bien souvent, le PAM73 affrète des avions ainsi que des hélicoptères dont les vols sont ouverts aux passagers travaillant pour les organisations non gouvernementales. Certaines ONG comme MSF mettent en place leurs propres moyens.

Entre le 9 Janvier 2010, et le 15 Février 2010, MSF Belgique a vu son personnel passer de 12 à 190 expatriés, et a triplé son personnel haïtien (de 200 à 700 personnes). Si l’on compte à l’époque les quatre autres sections MSF, on peut aisément multiplier par 2,5 ou 3 les chiffres cités. C’est ainsi que l’ensemble du groupe MSF a rapidement pris la décision d’affréter un appareil de type STOL74 d’une quinzaine de sièges (LET 410 Evp) faisant la navette entre l’aéroport La Isabela de St Domingue et Port-au-Prince, ainsi que 2 hélicoptères légers, pour joindre les villages isolés au Sud de la Capitale, et un hélicoptère gros porteur de type Sykorsky75 pour réaliser des évacuations médicales d’Haïti vers les hôpitaux de la République Dominicaine.

Ces moyens aériens ont aussi été largement utilisés pour amener vers Haïti tout le matériel dit « sensible », nécessaire aux actions de MSF sur le terrain, comme les produits sous chaîne de froid (réactifs laboratoires, vaccins), des échantillons diagnostiques, ou encore du matériel de télécommunication (radios HF/VHF) ou informatique.

Sykorsky affrété


Problèmes de sécurité

Ces problèmes sont directement liés à l’état de précarité dans lequel vit la population haïtienne. Avant le tremblement de terre de janvier 2010, il n’était pas rare de recevoir une balle perdue dans une structure de santé. Après le séisme, beaucoup d’Haïtiens ont perdu leur travail et les distributions d’aide humanitaire si elles étaient mal organisées, risquaient de se transformer en émeutes. La meilleure solution consistait à impliquer les responsables ou les maires des quartiers avec une pré-identification des familles cibles quelques jours avant la distribution, et de débuter les distributions tôt le matin.76

Les ONG sont par ailleurs d’importants pourvoyeurs de travail, et aux abords des compounds se tiennent de nombreux rassemblements de personnes qui sont dans l’attente « d’un job ». Ces rassemblements peuvent parfois tourner à l’émeute, et les organisations humanitaires rencontrent des difficultés à raisonner les gens, d’autant plus si la saison des pluies a commencé.

Le défi de la sécurité se situe aussi dans la sécurisation des entrepôts et des structures de santé des organisations humanitaires. Ces dernières sont dans l’obligation de recruter des gardiens, avec des équipes pour la journée et d’autres pour la nuit. Ces derniers doivent être formés au filtrage des entrées et sorties des personnels arrivant de la rue. Cette situation est d’autant plus difficile à traiter lorsqu’il y a des mouvements de véhicules chargés d’aide humanitaire : lors de l’entrée de ces véhicules, les risques de pillage sont importants. Par ailleurs, dans le cas d’Haïti, les chauffeurs des camions sont pour la grande majorité d’entre eux d’origine dominicaine. Ils arrivent stressés à destination, bien souvent après s’être perdu dans Port-au-Prince, ne comprenant pas toujours le français ou le créole. Leur état de nervosité est décuplé par le fait qu’ils connaissent mal Haïti, après avoir entendu souvent le pire, rarement le meilleur, à propos de ce pays. Il convient alors de prendre le temps de leur parler, afin d’abaisser la tension, prendre du temps pour les faire manoeuvrer correctement devant l’entrepôt, et leur proposer à boire et à manger. Ces « petites attentions » règlent bien des problèmes d’incompréhension et augmentent très sensiblement l’efficacité des livraisons à destination.


Réutilisation progressive des corridors aériens habituels

Les compagnies aériennes commerciales ont commencé à toucher de nouveau Port-au-Prince aux environs du 15 février 2010. Mais le nombre des vols réguliers a retrouvé son rythme d’avant le 12 janvier 2010 que deux mois plus tard. Si aujourd’hui l’aéroport retrouve son activité normale, Haïti reste assez mal relié au reste du monde par la voie des airs. Une compagnie cargo américaine, Amerijet, filiale d’American Airlines, relie la capitale haïtienne avec des appareils de type B727 F, de capacité d’emport de 24 tonnes, et qui ont une moyenne d’âge de plus de 25 ans. Cette compagnie a des accords interline77 avec la plupart des compagnies qui atterrissent à Miami. Bien qu’affichés en « réguliers », les vols quotidiens vers Port-au-Prince décollent de Miami quand ils sont pleins. Surtout, le transit via l’aéroport de Miami, pour le fret venant d’Europe est très mal suivi, avec des restrictions importantes des autorités américaines sur les produits dangereux IATA, pour des raisons de sûreté. Le transit des produits pharmaceutiques est très contrôlé par les autorités américaines, qui demandent des listes de colisage extrêmement détaillées. Les médicaments de type « psychotropes » sont interdits de transit. Par ailleurs il n’est pas rare de constater des ruptures de chaîne de froid lors de transit sur Miami. Ce service défaillant pose un réel problème aux organisations humanitaires, et les seules alternatives au départ d’Europe sont Air Canada via Montréal, avec une fréquence réduite (un vol hebdomadaire) et des taux de fret exorbitants78 ou Air France. Air France ne dessert pas Port-au-Prince en direct ; les vols atterrissent à Pointe-à-Pitre, puis les passagers en transit embarquent sur un Airbus A320 vers Haïti. Cette desserte est quasiment inutilisable pour le fret, car d’une part les soutes des A320 sont très réduites, et d’autre part, Air France a décrété un embargo sur le fret car il y a trop de bagages au départ de Pointe-à-Pitre.

Cette situation a amené certaines organisations à maintenir un bureau à St Domingue, nettement mieux desservie en vols réguliers directs en provenance de plusieurs capitales européennes, et en faisant transiter le fret pour Port-au-Prince via la capitale dominicaine, à des taux inférieurs de 30% à 45% à ceux pratiqués depuis l’Europe via Miami79. Il faut aussi considérer les contraintes du post-acheminement entre l’aéroport Las Americas de St Domingue, et Port-au-Prince : le coût par camion complet varie de 950 à 1250 $80 par camion (capacité de 20 à 30 tonnes) pour un temps moyen de transit de 3 jours81 ; malheureusement, il existe peu de possibilités de groupage vers Haïti.


Conclusion

Le cas d’Haïti cumule bien des handicaps en termes d’efficacité des réseaux de transport. Nous avons affaire à une île, composée de deux nations qui ne s’entendent pas et qui se comprennent mal. Les réseaux de transport sont surtout orientés vers les Etats-Unis qui ne sont qu’à deux heures de vol de Portau- Prince ; pour atteindre directement l’Europe il faudrait compter 10 heures de vol. Or les grands acteurs de l’action humanitaire ont des stocks d’urgence situés pour la plupart soit sur le continent africain, soit en Europe, soit aux Emirats Arabes-Unis. Peu d’entre eux utilisent Panama, et encore moins les États-Unis.

Outre un eurocentrisme un peu exagéré, cela s’explique par le fait que les principales organisations humanitaires voient leurs activités essentiellement tournées vers le continent africain, le Moyen-Orient et l’Asie centrale, qui occupent plus de 80% de leurs volumes de fret.

Le cas Haïtien met en perspective la somme cumulée des facteurs humains, techniques, administratifs, politiques ou tout simplement sanitaires que les ONG doivent simultanément gérer au moment d’implanter en urgence un corridor de fret. La maîtrise des outils classiques de gestion de crise se couple avec l’aptitude des professionnels de l’humanitaire dans la gestion de tous les modes de transport. L’acheminement aérien, le post-acheminement terrestre, les espaces d’entreposage et surtout la distribution des produits constituent en soi « des corridors » présentant chacun leur lot de contraintes. La construction de chaînes logistiques en corridors en des temps records impose réactivité, souplesse et adaptabilité sans parfois les moyens d’accompagnement comme l’internet ou même l’électricité. Cette analyse pointe également la problématique diplomatique et politique avec des « philosophies de l’aide humanitaire » parfois distinctes, ce qui engendre d’autres types de contraintes comme de ne pas emprunter un aéroport ou de devoir structurer des corridors alternatifs !

Enfin, il s’avère impossible de conclure cette restitution sans saluer le travail des professionnels et des bénévoles qui oeuvrent dans ces moments paroxystiques avec une détermination qui « construit » les corridors nécessaires pour sauver des vies humaines.


64 Port-au-Prince compte environ 4 millions d’habitants.
65 Situé à l’ouest de l’agglomération, proche du quartier Cité-Soleil
66 De son côté, l’Union Européenne envoie 1500 militaires…
67 Leur clientèle habituelle étant composée à 80% de touristes venant passer leurs vacances à St Domingue.
68 Aéroport international « Las Americas » de la capitale
69 Waybill
70 Packing list
71 Un entrepôt de 2000 m2, proche de l’aéroport, a été trouvé, doté d’une structure métallique
72 Entre le 15 Janvier et fin Juillet 2010, MSF a importé en Haïti 2300 tonnes de fret dont 65% en aérien.
73 Programme Alimentaire Mondial (ou WFP, World Food Program)
74 Short Take off and landing
75 Le coût à l’heure de vol peut atteindre 4000 $/ heure
76 Ce sont surtout des kits hygiènes, des kits cuisines et des abris qui ont ainsi été distribués.
77 Accords commerciaux qui permettent d’émettre un seul contrat de transport (la LTA) couvrant l’ensemble du parcours de l’expédition, par exemple au départ d’Europe, directement sur Port-au- Prince, même si il y a un transit à Miami et utilisation de 2 compagnies aériennes différentes.
78 Jusqu’à 10€/kg !
79 Les meilleurs taux de fret aérien en 2011 se négociaient aux alentours de 1.55 €/kg au départ d’Europe sur St Domingue, et entre 2.66 et 2.95€ / kg sur Port-au-Prince.
80 Base 2011
81 350 km ou 8 heures en camion, entre la capitale dominicaine et la frontière haïtienne, sur des routes en bon état.


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SOMMAIRE

Préface
Par Antoine Rufenacht

Chapitre éditorial
Par Yann Alix

Chapitre introductif
Corridors de transport et évolution globale des échanges
Par Gustaaf de Monie

PARTIE 1 - Approches méthodologiques

Chapitre 1
Définition et périmètre des grands corridors de transport fluvio-maritime
Par Claude Comtois

Chapitre 2
Les indicateurs de performance logistique pour les corridors de transport
Par Jean-François Pelletier

Capsule professionnelle 1
Les observatoires des transports en Afrique Sub-saharienne
Par Olivier Hartmann

Chapitre 3
Gouvernance des corridors de transport et des gateways
Par Juliette Duszynski et Emmanuel Préterre

Capsule professionnelle 2
Corridors maritimes et terrestres : quelles stratégies pour un opérateur de lignes régulières ?
Par Luc Portier et Alexandre Gallo

PARTIE 2 – Approches techniques

Chapitre 4
Corridors de transport et construction du statut juridique de l’entrepreneur de transport multimodal
Par Valérie Bailly-Hascoët et Cécile Legros

Capsule professionnelle 3
Gestion des frontières, enjeux douaniers et corridors de transport : retours d’expériences douanières
Par Lionel Pascal

Capsule professionnelle 4
Frets aériens et corridors humanitaires : retours d’expérience suite au tremblement de terre à Haïti
Par Alain Grall

Chapitre 5
Approches technologiques et gestion des flux immatériels sur les corridors de transport : exemples brésiliens
Par Michel Donner

Capsule professionnelle 5
Dématérialisation des flux d’information sur un corridor multimodal de transport : retour d’expériences de l’Axe Seine
Par Alain Savina et Laurie Francopoulo


PARTIE 3 – Approches stratégiques et prospectives

Chapitre 6
L’évolution des organisations productives et logistiques. Impacts sur les corridors de transport
Par Jérôme Verny et Yann Alix

Capsule professionnelle 6
Toward efficient and sustainable transport chains: the case of the port of Rotterdam
Par Peter de Langen

Chapitre 7
Corridors of the Sea : An investigation into liner shipping connectivity
Par Jan Hoffmann

Capsule professionnelle 7
Evolution des corridors de transport maritime de pétrole brut
Par Frédéric Hardy

Chapitre 8
Strategies and future development of transport corridors
Par Théo Notteboom

Capsule professionnelle 8
Maritime Highway Corridors into the Caribbean Seas: Perspective on the impact of the opening of the expanded Panama canal in 2014
Par Fritz Pinnock and Ibrahim Ajagunna

Chapitre de conclusion
Les corridors de transport : objets en faveur d’une mobilité durable ?
Par Jérôme Verny

Postface
Par Marc Juhel